A PROPOS D’« UN PRIVÉ A BABYLONE »
Il doit y avoir eu une grève des postes et, en plus, le bordel chez les coursiers, le résultat c’est que j’ai vingt minutes pour bâcler cette vacherie de préface et que je viens de lire le plus tordu, plus marrant, plus grand roman de l’année, un bouquin qui mériterait un temps fou, de la plume filée, de l’analyse méditée…
D’abord avec Brautigan, je me suis salement gouré.
Il y a trois ou quatre ans, j’avais écrit un article littéraire dans un canard : un truc à ne pas faire, à ne jamais faire. J’avais parlé de l’Amérique noire et de l’Amérique bleue ; l’Amérique noire c’était Chandler, Himes, Bogart, Huston et j’en oublie. L’Amérique bleue c’était Brautigan, un bleu fantaisie, un bleu comme une fumée Lucky Strike dans le ciel des années 60, un bleu de jean délavé sur fond de baie californienne, un bleu vagabond, aérien, pervenche et bleuet.
Et voilà que l’hurluberlu fourré aux douces herbes, le rêveur fluet, l’éthéré rigolo, bascule dans la cité et se colle sur le poil la panoplie des grands privés : sur la chemise à fleurs le spécial 38 et l’imper mastic…, un nouveau Marlowe avec une seule chaussette.
On ne peut plus se fier à rien ; après les vallons, les ruisselets et les campagnes fluides, voici les rues nocturnes, les Cad nickelées et les flics en rochers : du bleu au noir, le grand Richard a changé de décor et d’uniforme.
Il est des auteurs dont il est plus difficile de parler que d’autres, Brautigan est de ceux-là pour deux raisons : il connaît à fond l’art de susciter avec son lecteur la connivence. Et si on savait comment il y parvient, il n’y aurait plus connivence, donc son art est du truquage invisible : on ne sait pas comment il fait. Ensuite, c’est un type clair et évident, tellement qu’il sera la catastrophe future des profs amateurs d’analyse de textes : quand ils commenteront, ils détruiront, mais de toute façon ils seront baisés au départ parce que la phrase qu’écrit Brautigan ne signifie rien d’autre que ce qu’elle veut dire, et ce n’est même pas sûr…
Bref, si je veux quand même en dire quelque chose, il me reste une unique possibilité, le recours à la citation qui a le mérite de ne pas trop fatiguer le préfacier et de redonner la parole à l’auteur qui ne méritait pas qu’on la lui enlève.
J’en ai trouvé trois.
Un flic perplexe tripotant un coupe-papier avec lequel une femme vient d’être poignardée :
« Quelqu’un aurait dû l’emmener dans une papeterie et lui expliquer la différence entre une enveloppe et une pute. »
Un fils indigne :
« D’abord ma mère ne pense pas. Elle vit encore avec mon père. »
Un privé se faisant draguer par une blonde en fourrure :
« Elle m’a fait un geste des yeux pour m’inviter à monter. C’était un geste bleu. »
Tout le livre est comme ça. Pas la peine d’en dire plus.
Faut bien finir par le reconnaître, ce livre m’a énervé. Moi aussi, j’ai fait des polars : j’ai encore la série complète sur mon étagère ; je les donne presque tous pour avoir pondu les aventures du type qui se retrouve un matin dans un cimetière de San Francisco avec quatre Noirs pleins de rasoirs autour de lui, une mère grondeuse qui l’accuse d’avoir tué son père à l’âge de quatre ans avec une balle en caoutchouc, qui possède en prime un cadavre dans le réfrigérateur et, dans la tête, suspendus, tous les jardins de Babylone, là même où Smith Smith, le plus grand joueur de baseball de tous les temps, se bagarre contre les ombres-robots et les cristaux à mercure.
Big Brautigan.
Claude Klotz.